http://www.youtube.com/watch?v=qRrdWhKuwQ4 http://www.youtube.com/watch?v=P2rD8prRaHs&feature=related http://www.youtube.com/watch?v=ZGf0w0zghFI&feature=plcp&context=C3e1e6c6UDOEgsToPDskLtI1RbM6mLYDbDtMxwV_bU http://www.youtube.com/watch?v=oAWjc6Q7L2U&feature=plcp&context=C3b9b96cUDOEgsToPDskL0mDK2JmPfu0ts2R7w3A81 http://www.youtube.com/watch?v=KMoos40OKaw&feature=plcp&context=C3e63d07UDOEgsToPDskLYhw0YxFqLamw_4sMv1une http://www.youtube.com/watch?v=lkIJRHQ4FMQ&feature=plcp&context=C39781b1UDOEgsToPDskKVY4CzYZiY8Vl-NhMSQfN3 Pour son contemporain Duparc, il était «mon délicieux»; son professeur Saint-Saëns l’appelait «mon gros chat» – lui, le fils de substitution qui se lovait dans l’affection de ce maître d’ordinaire colérique. Pour Debussy, il était le «maître des charmes», un compliment équivoque qui sous-entendait une facilité surabondante. Mais le jugement le plus complet sur Fauré nous vient de Florent Schmitt: «Plus profond et plus musicien que Saint-Saëns, plus divers que Lalo, plus spontané que D’Indy, plus classique que Debussy, plus intérieur et plus ému que Chabrier.» Pourtant, bien des choses, chez Fauré, réfrénaient toute mise en avant: lui-même reconnaissait devoir l’essentiel de son succès, relativement modeste, dans la politique musicale française aux intrigues de son mentor Saint-Saëns et probablement laissa-t-il la chance et le hasard dicter trop d’aspects de sa vie. Ce en quoi il fut bien un flegmatique du Sud, mais d’un «Sud» différent de celui de cet Auvergnat nerveux qu’était Chabrier. Originaire de l’Ariège, à l’ombre des Pyrénées, il ne se plut jamais autant que les autres compositeurs arrivistes à maîtriser les réseaux parisiens – il fut rarement enclin à l’autopromotion. Or, avec le recul, sa carrière semble avoir progressé de bout en bout avec l’assurance et la fermeté d’un chamois. Bien qu’il dût gagner sa vie au jour le jour, en dehors de la composition, il se montra étonnamment constant dans son obstination à travailler dur. Il ne se vantait jamais mais il croyait en son talent, de cette manière laconique et réservée qui peut parfois dérouter chez certaines personnes calmes. Son développement et son renouvellement ne se firent jamais à un rythme forcé; au contraire, l’écoute de sa musique nous laisse supposer que sa progression fut le fruit d’un renouvellement en constante évolution, de 1861 à 1924. Fauré laissa l’impression de n’avoir jamais cessé d’écrire des mélodies, ce qui s’explique et par le rythme mesuré d’une vie exceptionnellement longue et par notre tendance à porter un regard global sur l’œuvre de plusieurs années. Un examen plus attentif révèle cependant maintes périodes improductives; pas plus tard qu’en 1877, Fauré s’accuse (dans une lettre à Marianne Viardot) de «paresse proverbiale». Comparé à la production de lieder de Schubert (quelque sept cents lieder et fragments en quatorze ans de travail), l’attachement de Fauré à la mélodie semble un rien moins ardent: il écrivit sa première mélodie en 1861, mais n’en composa pas une seule en 1863–4, 1866–69, 1876, 1883 et 1895. Quatre mélodies, toutes écrites en 1902, virent le jour dans le période 1899–1903, contre aucune en 1905, 1907, 1911–13, 1915–18, 1920 et 1922–24. Il y eut, bien sûr, quelques années relativement prolifiques, comme 1873 (six mélodies), 1878 (huit) et les années 1891 et 1914 (cinq chacune). Quatre mélodies par an (comme en 1884 et en 1888) constituent une moisson raisonnablement fructueuse, d’autant que Fauré contribua souvent à ce genre par une seule pièce annuelle. N’oublions pas qu’il devait travailler comme professeur et comme critique (entre autres fonctions musicales) pour faire vivre sa famille et que jamais il ne put se consacrer, au quotidien s’entend, à ses compositions – chose que Schubert parvint presque toujours à faire, malgré les pressions financières. Et nous, passionnés de mélodies, nous devons naturellement nous rappeler que ses pièces pour piano et sa musique de chambre valaient autant, aux yeux de Fauré, que sa réputation de mélodiste. Adolescent, il étudia la musique à l’école Niedermeyer, dont la vocation était de préparer les étudiants à une carrière dans la musique liturgique. Ce fut là qu’il rencontra Saint-Saëns qui, pour n’être son aîné que de dix ans, n’en venait pas moins d’être nommé professeur. Grand virtuose et compositeur prolifique, ce dernier fit partager à son élève ses connaissances sur Schumann, Liszt et Wagner (interdits, autrement, aux étudiants); mais ce fut à l’étude journalière des modes ecclésiastiques que Fauré dut cet enrichissement du vocabulaire harmonique dont furent privés les autres grands compositeurs français. Cette diversité, sans pareille, de ses ressources harmoniques put même alarmer jusqu’à ses admirateurs: Saint-Saëns fut écœuré par la complexité de La bonne chanson. Mais ce fut certainement cette éducation modale qui vaccina Fauré contre les fièvres de Bayreuth: l’influence wagnérienne, perceptible chez Duparc, Chausson et Chabrier, échoua à s’insinuer dans son style – comme Chabrier, il pouvait se moquer de Wagner, dont les œuvres lui inspirèrent, pourtant, une fascination jamais démentie (il écrivit ainsi, en collaboration avec Messager, son condisciple chez Niedermeyer, d’amusants duos pour piano). Cette insouciance et cette indépendance furent, presque dès le tout début, à l’origine du caractère particulier de sa musique: jamais il ne fut ce qu’on attendait de lui. Il demeure un de ces compositeurs dont les œuvres défient toute lecture à vue, et nous pouvons déceler son plaisir à prendre à contre-pied quiconque (y compris Liszt, qui achoppa sur sa Ballade) tente d’anticiper le mécanisme de son imagination tonale constamment inventive. Sa musique présente d’étranges affinités avec la logique soutenue de l’univers harmonique de Bach; si le Fauré poète du clavier a beaucoup en commun avec Schumann, le Fauré maître absolu de l’harmonie a, lui, beaucoup à voir avec Chopin. L’âge venant, ses moyens harmoniques se firent moins turbulents, sans cesser pour autant de gagner en profondeur: une intense sérénité vint remplacer la passion contenue. Les hauts et les bas de la vie de Fauré sont rarement spectaculaires. Être jeune organiste en province le mit d’abord dans un mauvais pas; puis il fut un temps mêlé au cercle de la charismatique Pauline Viardot et de ses deux filles chanteuses (il se fiança à l’une d’elles, Marianne, mais rompit cet engagement lorsque ses ambitions musicales changèrent). S’il avait su y faire, il aurait trouvé des moyens plus faciles de se faire de l’argent et se serait épargné, la cinquantaine venue, des années de voyage pénibles comme inspecteur des conservatoires de province. Il est à soupçonner, cependant, qu’une part en lui se réjouissait de la liberté octroyée par cette tâche ingrate – un anonymat itinérant, l’occasion d’avoir un peu de temps libre dans un mariage qui, pour être officiellement heureux (avec le bonheur d’avoir des enfants), n’avait pas réussi à le fixer comme le furent ses contemporains davantage religieux, et excessivement soumis à leur femme, Chausson et Duparc. Mais une épouse assez peu commode et renfermée ne suffit sans doute pas à expliquer ses aventures extraconjugales. Les femmes aussi bien que les hommes étaient attirés par Fauré, par sa beauté ténébreuse et son tempérament poétique, mais, hormis qu’il lorgnait le sexe opposé, nous ignorons presque tout de ses sentiments les plus intimes. Foncièrement solitaire et réservé, il géra sa vie sentimentale avec discrétion. Certaines de ses liaisons, secrètes à l’époque, sont désormais connues, telles celles avec Emma Bardac, qui fut la dédicataire de La bonne chanson (et la future seconde épouse de Debussy), ou avec la pianiste Marguerite Hasselmans, qui fut longtemps sa maîtresse. Ces deux femmes furent des muses dans la vie de Fauré, qui n’envisagea apparemment jamais l’hypothèse du divorce. La bienséance était essentielle à ses yeux, et c’est cette même pudeur qu’il faut entendre dans son autodiscipline artistique. Voyant en cette maîtrise de soi de la réserve, les gens prirent Fauré pour un pigeon. À tort: ses propensions à la cruauté se révélèrent en 1905, lorsqu’il reprit le Conservatoire de Paris, où les multiples procédures de licenciements engagées pour moderniser l’institution lui valurent le surnom de «Robespierre». Les vacances que la princesse de Polignac organisa pour lui à Venise (source des Cinq mélodies «de Venise» du présent disque) illustrent ces cas où le compositeur fut sauvé et revigoré par la croyance que d’autres avaient en son génie. Il avait besoin du soutien moral de ses amis. Avec l’âge, les soucis financiers cédèrent la place à des problèmes de santé: Fauré souffrit d’une infirmité de l’ouïe qui le rendit sourd, désorienté sur le plan sonore. Mais, comme Beethoven, il garda une oreille interne d’une clarté cristalline. Il poursuivit son propre chemin jusque’à des zones qui transfigurèrent sa musique et déroutèrent son public. Ses mélodies tardives ne le voient solliciter aucune faveur de notre part; rien ne saurait le détourner de sa mission. Ses pièces découlent presque toutes de son implacable sens de la direction – une de ces puissances qui nous font ressentir la grandeur du chêne dans le gland. Parce que la musique est entremêlée à la personnalité qui la façonne, les amoureux de l’art patricien de Fauré trouvent l’indépendance du compositeur presque insupportablement poignante. L’ensemble de sa carrière peut paraître un échec aux yeux de ceux qui ne prisent ni la musique de chambre ni la mélodie. Où sont donc les opéras à succès, les symphonies, les vastes œuvres chorales qui sont le sceau de toute figure marquante? Un coup d’œil au catalogue de ses compositions suffit à révéler combien Fauré écrivit plus d’œuvres – et des œuvres plus imposantes – que ce que pensent la plupart des gens; mais le cœur de sa musique réside dans ces pièces où l’humble piano joue quelque rôle: solos pour piano (quelles richesses cachent les innocents titres de «nocturne», d’«impromptu» et de «barcarolle»!), sonates pour violon et violoncelle, les deux quatuors avec piano et les deux quintettes avec piano, le Trio avec piano, le Quatuor à cordes et, bien sûr, les mélodies. Peut-être le succès précoce de Fauré en Angleterre tint-il au fait que les Britanniques furent rarement enclins à mesurer la stature d’un compositeur (cf. Mendelssohn, Schubert et Brahms) à l’aune de son succès, ou de son insuccès, sur scène. Pour nombre de ses collègues français, Fauré écrivait une musique austère et rigide, mais les Anglais (dont la relation avec la France repose sur un alléchant exotisme né de l’éloignement culturel et linguistique) ne tardèrent pas à embrasser son raffinement, qu’ils perçurent comme une discipline enrichissante dans un monde fruste. Et, en ces temps toujours plus corrosifs, la musique de Fauré demeure l’un des grands correctifs de la vulgarité égoïste qui s’insinue toujours plus avant dans le tissu de notre vie artistique. Dès que nous sommes tentés de récuser Fauré par des accusations posthumes («Vous vouliez être célèbre, alors pourquoi ne pas vous être démené davantage? Ce qu’il vous fallait, c’était un agent!»), l’expression légèrement mélancolique qu’il arbore sur ses photographies semble se moquer de nos ambitions vénales à son endroit. «Robespierre» est, dans ce cas, vraiment incorruptible: il nous rappelle que la musique n’est pas, comme on se plaît à nous le ressasser en ces temps modernes, une activité commerciale, mais bien un art. La musique de Fauré semble encourager chacun de nous à ne jamais cesser de «faire ce qui lui plaît», en espérant vaille que vaille que la petite voix et le grand cœur tiendront bon. Après tout, ne serait-ce que pour notre santé mentale, nous devons continuer à croire qu’il est encore en ce monde des gens pour préférer entendre un ténor entonner doucement le Clair de lune de Fauré plutôt que trois ténors chanter O sole mio à pleine gorge. Quick Reply